samedi 24 mars 2012

Rampart, le film qui aurait dû être autre chose...

Rampart, tir à vue.


Tombée dessus par hasard (merci Internet), j’ai découvert Rampart ce matin. A peine avais-je eu le temps d’entrevoir le nom de James Ellroy dans l’article qui évoquait ce film (il a co-écrit le scénario, ai-je appris une fois dans la salle de cinéma) que je me ruais vers le ciné le plus proche pour assister à la séance de 14 heures. Bien m’en a pris. Non seulement parce que pour moi c’est un peu du travail (puisque c’est co-signé Ellroy), mais parce qu’en plus, c’est très bien par un jour de pluie qui donne envie de se terrer dans l’ombre tout l’après-midi.
Evidemment, voir du Ellroy n’est pas en lire.
Evidemment, j’ai été déçue.
Mais en même temps, tout n’est pas à jeter, loin de là. Premières impressions.

Dans les murs de la ville.

Rampart, c’est le nom d’une division de la police de Los Angeles tristement célèbre pour être fidèle à la réputation du LAPD (et c’est peu dire qu’elle est mauvaise, rappelez-vous de Rodney King). Bienvenue dans un monde où, sous les palmiers et le soleil éclatant, les uniformes sont plutôt à éviter – et ne les appelez pas à votre secours si vous êtes Noir ou Hispanique, ça leur fait un prétexte pour vous mettre en garde à vue façon OAS au bon vieux temps de la guerre d’Algérie.
Dave Brown est de ceux-là : les flics à l’ancienne, qui ont tout appris au Viêt-Nam, et qui ne sont pas prêts à laisser tomber les vieilles méthodes. C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes… En ce qui nous concerne, c’est en fracassant les vitres avec le crâne d’un suspect qu’on obtient les meilleures informations (cf la deuxième scène du film). Ce qui ne pose de problème à personne, puisqu’ici la corruption et les arrangements politiques font loi. Les applaudissements sont donc de rigueur à la moindre « bévue » d’un collègue respecté…
Le Los Angeles du crime, surtout chez James Ellroy, et donc dans ce film, c’est un entre-mondes, sans Dieu ni maître, une jungle où pour survivre il faut retrouver l’instinct primal, dompter la mort qui rôde, en chasse, menant calmement son petit jeu de massacre, et faisant sombrer dans les affres de la folie ceux qui parviennent (croient-ils, les innocents) à lui échapper. L’ultra-urbanisation du milieu produit l’effet inverse de celui attendu : un retour forcé, violent à la Nature. Celle où l’homme ne peut s’en remettre qu’à lui-même, car la justice a quitté les lieux depuis longtemps, depuis qu’elle a ôté son bandeau et vu l’enfer. La seule à être restée aveugle, obstinément, froide et cruelle, c’est la Mort. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est juste. Quand Dave Brown caresse son visage avec son revolver, on sait que le suicide n’est pas une option : il ne peut pas choisir cette mort, car ce n’est pas une mort d’homme, et encore moins une mort de flic (le seul policier à se suicider dans le Quatuor de Los Angeles a d’ailleurs de sérieux problèmes avec son homosexualité, en plus de s’être mis à dos la pire ordure de toute la série d’Ellroy). La mort joue avec lui, lui fait signe sans jamais s’approcher alors qu’il demande grâce. Elle le met à genoux, l’abat dans sa dignité de père (si tant est qu’il en aie jamais eue), l’humilie en le traînant dans la boue médiatique et politicarde (ah ! ces discussions avec Sigourney Weaver, impeccable et implacable !) pour mieux le laisser agoniser seul dans un purgatoire qu’il connaît trop bien pour l’avoir écumé tout au long de sa carrière de flic pourri jusque dans ses principes, aveuglé par des valeurs à double tranchant.

Un loup dans la bergerie.

Dave Brown, au service, est surnommé « Date Rape ». Charmant surnom faisant référence à une sombre affaire pas très bien résolue dans laquelle il aurait ou pas tué un violeur récidiviste (qui donnait rendez-vous à ses victimes, d’où « date rapist », d’où le surnom).
Dès les premiers plans, collés au visage du héros (Woody Harrelson dans une de ses meilleures interprétations), on comprend à qui on a affaire. Une sale gueule impassible, vaguement tordue, qui suggère presque un passé de boxeur (encore un clin d’œil aux autres héros ellroyiens), masquée par ses impassibles lunettes noires (Terminator, nous voilà) pour mieux ignorer la ville poisseuse, ses putes, ses drogués, ses macs, ses clodos en fauteuil (Ben Foster dans un second rôle sur le fil) et tous les autres clampins qui mériteraient bien une correction. Lunettes qui lui évitent aussi de trop se regarder dans un miroir, parce que c’est pas joli joli, comme dirait l’autre. Alors comme visiblement monsieur n’a pas beaucoup de recul sur son abjecte personnalité (comme d’habitude), les femmes se chargent de nous montrer de quoi il est fait à l’intérieur, tout en lui mettant le nez dedans.
Dave Brown, lui dit sa propre fille dans un élan de vérité salvateur, est (pas dans l’ordre) « un misogyne raciste, homophobe, un coureur de jupons invétéré, un violent, un assassin misanthrope et corrompu ». La liste est longue (il est possible que j’en aie oublié), et en effet, le portrait est à charge. Dave Brown est un sale type de première classe, à l’attrait magnétique quoique pas systématique. Puisqu’il n’avait pas 500 pages pour cerner l’homme, Ellroy a planté son personnage tout droit sorti de l’après-guerre en 1999 et nous fait profiter de l’anachronisme en l’encerclant de femmes, à commencer par la présence extrêmement surprenante (pour un-e- lecteur-rice- d’Ellroy) d’une policièrE dans l’équipe de Dave Brown. Evidemment il n’y avait pas de femmes dans le LAPD des années 40/50 (univers habituel de l’écrivain). En introduire une ici permet de faire jaillir l’atrocité de Brown en deux minutes : c’est un salaud conservateur qui n’a rien à faire dans la police du 21e siècle (d’ailleurs, nous sommes en 1999, parce qu’un policier comme ça ne peut exister dans les années 2000). Avant, le LAPD, c’était quelque chose, explique-t-il à la nouvelle arrivante, déjà pas à l’aise face à ce visage dur et buriné où l’on sent pointer un profond mépris. « Maintenant », conclut-il, « le LAPD, c’est… toi ». Aïe. 

En plus d’être un flic haïssable, Dave Brown se la joue grand séducteur (enfin, sauf quand il se prend un double râteau par ses ex, mais je reviendrai sur sa famille dysfonctionnelle dans la troisième partie). Et c’est pour ça qu’on l’aime. Pourquoi cette ordure pareille attire-t-elle autant les femmes ? La douleur se lit sur son visage. Le désir aussi. Un désir brut sans autre but que sa propre jouissance, quelque soit le moyen (comprendre la femme) d’y parvenir. Ce que sa première amante comprend, un peu tard, lorsqu’elle rallume la lumière et que Dave Brown se cache les yeux avec un oreiller. Non chérie, tu ne seras pas la femme de sa vie. Là où il est, personne ne peut le sauver. Et de toute manière, la rédemption arrive rarement après une nuit alcoolisée passée avec une inconnue (mais que voulez-vous, certaines femmes sont ainsi faites qu’elles ne voient pas cette évidence). Heureusement, d’autres femmes entretiennent des relations un peu plus complexes que cela avec Dave Brown : surprise, il n’a pas l’apanage de la domination…

Un mouton dans la meute.

Si Los Angeles est un jungle, Dave Brown n’est pas le seul fauve à sévir en toute impunité (ou presque). Il y a aussi des lionnes. Des lionnes et une tigresse.
Les lionnes, c’est sa tribu, un peu originale, composée de ses ex et leurs filles. Précision : les ex de Dave Brown sont sœurs. Ses filles sont donc, comme il l’explique à sa plus jeune (et sous nos yeux ébahis, quoique depuis le temps, ce genre de structure familiale semble presque normale chez Ellroy…), à la fois demi-sœurs et cousines. Allez comprendre… Tout le monde vit ensemble et s’entend à peu près bien. Enfin, on se rend assez vite compte de l’alliance des femmes contre Dave : dans la maison, c’est aussi la jungle, alors elles se protègent de la source du chaos. Dans cet univers féminin, Dave Brown est le seul élément qui corrompt l’harmonie régnant, tant bien que mal, parmi ces femmes et jeunes filles. Toutes tentent de vivre, d’être heureuses, de se (re)construire dans ce refuge pacifié en surface, mais tout semble au bord de l’effondrement quand Dave la Tornade déboule, passablement ivre, s’effondre sur le divan une bière à la main, faisant de misérables tentatives de déclaration d’amour à ses filles. Seule la plus petite a encore l’indulgence de l’écouter. Alors, au dîner, le lion se glisse au milieu des femelles pour quémander satisfaction sexuelle. Les sœurs se marrent, fortes de leur union et de leur complicité sororales. Dave, pour elles, c’est du passé. Ce qui compte, c’est leurs filles. Il n’y a plus d’amour là où autrefois Dave le Séducteur a sévi. A peine de l’affection, vite muée en colère et en pitié au fil de sa descente aux enfers (mais a-t-il jamais été autre part ?). 

Elles ne sont pas les seules à prendre leur revanche sur celui qui a su profiter de leur faiblesse. La tigresse est avocate, mais elle ment et prétend le contraire. Et Dave la croit, tombe dans le piège. Il s’engage alors dans un jeu dangereux, où il pense avoir la main, à tort. Elle se laisse prendre, puis tente de s’en aller : initiative surprenante qui aurait dû mettre Dave sur ses gardes. Elle endort ses soupçons et son flair pour mieux le posséder par la suite. Le laissant seul, encore une fois, face à lui-même. Douloureux parcours que celui du salaud solitaire sans recours face à la malédiction absolue qui s’acharne contre lui.
Tout le film nous livre son visage, ignorant Los Angeles comme si ce n’était pas une ville mythique, tentant sans cesse de percer la masque d’inhumanité de Dave Brown. Moins qu’une pesanteur, c’est une attraction constante qui s’en suit. Attraction vers ce personnage repoussant sous tous les angles, le spectateur non plus ne peut y échapper. 

Mais le vrai piège, c’est sur Dave Brown qu’il se referme. Pris dans les griffes acérées d’un engrenage qu’il peine à comprendre, des forces supérieures anonymes qui ont décidé qu’il devait mourir. Pas la peine d’en chercher la raison, car si quelque chose dirige cette mécanique, c’est le pouvoir. Le pouvoir ivre de lui-même, jusqu’à l’absurde. Alors tout perd sens. Si Dave ne parvient pas à prendre la mesure de ce qui lui arrive, il sait où cela mène, et agit en conséquence, se blinde, se ferme à tout espoir, avec une douleur froide et consciente de sa mort symbolique – la mort de sa carrière de flic, la fin de son honneur. Puisqu’il n’est plus rien, plus personne ne compte, pas même les vieux amis, qu’aucun élan de compassion ne viendra sauver. Sable brûlant d’où une main ridée émerge, en vain, et retombe.

***

Rampart est la chute inattendue et brutale d’un homme déjà bien loin du paradis, pour peu que ce dernier existe. Un flic qui se croyait protégé par sa propre violence, jusqu’à ce que ceux qui lui ont donné la bénédiction pour en user et en abuser se lassent de leur vilain jouet. Alors, la tristesse fait surface dans un océan de rage contenue et d’impuissance face à des ombres qui dépassent l’homme, le laissant seul, à contempler les ruines de son existence. C’est là la force d’Ellroy : il ose faire pleurer des blocs de violence pure, il les pousse à bout, sans pitié, ne les lâche pas d’une semelle (comme la caméra), leur tourne autour comme un rapace en mal de charogne à dépecer et ouvre leurs entrailles pour les vider d’un torrent d’émotions brutes. Et c’est là la faiblesse du film : on sent rugir la puissance du scénario sous la pellicule sans que cette dernière la mette en place complètement. Les meilleurs moments ne sont que l’écume de ce qu’Ellroy peut offrir de violemment beau et d’intensément féroce ; et l’on se prend à regretter que tout cela ne soit pas un roman…

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