samedi 11 février 2012

Shame, ou l'homme-piège*

*libre emprunt à Enki Bilal.

Tout part de cet échange, ou plutôt cette réplique de Michael Fassbender/Brandon à sa soeur Sissy/Carey Mulligan: "tu m'as piégé. Tu viens là, tu me dis que tu n'as nulle part où aller, tu ne me laisses pas le choix. Tu es un fardeau." Voilà un court extrait des gentillesses que le frère débite froidement les unes après les autres à sa seule famille. Ambiance.
Effectivement, elle est bien encombrante, cette soeur qui débarque en riant (souvent aux larmes), hystéro patentée, paumée accro aux amours qui tournent mal et la laissent échouée à la rue ou chez son frère, pas ravi du cadeau.
Mais qui piège vraiment l'autre, dans Shame?

Dernier film de Steve McQueen (pas le beau blond de Bullitt mais le sculpteur obsédé par son acteur fétiche, et on le comprend...), Shame est l'histoire d'un homme qui souffre d'une addiction au sexe. Magazines, sites web, prostituées réelles ou virtuelles, tout y passe, la masturbation devient aliénation, effacement de l'être, enseveli sous un tas de mouchoirs usés et de névroses bien imbriquées les unes dans les autres. Noeud inextricable du désir devenu compulsif, de l'amour devenu torture.
Brandon est la victime, piégée à son propre jeu. Tout, y compris le film, semble se refermer sur lui, le contenir dans son cercle vicieux. Le réalisateur s'intéresse peu à l'origine et aux solutions du problème: il observe, de l'intérieur, l'enfer quotidien de Brandon. Et de ceux qui l'entourent, à commencer par sa soeur, donc.
Je pensais tout à l'heure à la possibilité ou non de faire une lecture féministe du personnage de Sissy: peu satisfaisant, pas de prise, elle est victime des hommes, mais pas du réalisateur. Il la magnifie, la rend libre, pétillante jusqu'au bord du gouffre, ange déchu qui conserve après l'impact une beauté intacte, comme sublimée par sa violence. Ce n'est pas en ces termes qu'une critique fonctionnerait.
Mais quelque chose sonnait faux. Cette réplique. "Tu es un fardeau." Cette liste de doléances que Brandon lui crache au visage fait de lui un véritable salaud. Il est haïssable. Et retourne le présupposé de départ. Et si Brandon, le personnage, était le piège, et pas celui qui est piégé?
Admettons.
C'est lui qui piège sa soeur: elle demande l'asile, il le lui accorde, et la met face à ses sautes d'humeur, ses accès de violence à l'état pur. Qu'il la reprenne sa batte, et finisse ce qu'il voulait commencer, si ça le démange tant. Puis vient cette scène des "quatre vérités": il achève de la détruire avec les mots les plus blessants sur le ton le plus détaché. Il n'a pas le choix? Et elle? Voix de la vérité que personne n'écoute, prêtresse maudite héritière d'une longue lignée en la matière, Sissy parle, susurre, crie, chante... tente sur tous les modes de faire passer le message, si maladroit et délicat soit-il. Elle sait que son frère a besoin d'aide. Elle ne cesse de le lui dire. Il éteint son répondeur pour retourner à sa besogne. Pour lui, le dicton semble décidément vrai: la masturbation rend sourd... C'en devient rageant. "Mais répond-lui, enfin, qu'est-ce que ça te coûte, idiot??! Elle te tend des perches à n'en plus finir et tu te laisses couler?!!!" a-t-on envie de hurler. Brandon fait ses choix, accro ou pas. Quitte à ne pas en laisser aux autres. Il piège alors sa soeur et la force à l'ultime appel au secours. Après son chant du cygne, il faudra qu'elle écrive leur désespoir en lettres de sang pour secouer son lâche de grand frère.
Piégé dans son addiction, Brandon piège donc les autres. Les pousse à bout, devant lui, sur la planche au-dessus de l'océan. Sauf qu'il est le seul à avoir les yeux bandés. Sissy crie, se débat, frôle la catastrophe à sa place pour qu'il enfin ouvre les yeux. Bien aimable.

Obscure caméra

Mais le piège continue: après sa soeur, c'est la caméra. Comme un aimant, collée au coeur ou au cul, elle coupe les corps sans ménagement, à commencer par celui de Fassbender. Il est pris au piège de son personnage, sous des angles improbablement beaux, étriqués, des plans longs et fixes qui le vident de son jeu. Car on ne joue plus dans le piège que Brandon ne cesse d'alimenter: pas d'espace pour se mouvoir en liberté, l'emprise de la routine, des gestes mille fois répétés, de l'intempestif tour aux toilettes pour assouvir le désir qui l'enferme. La volonté est annihilée, la nuque courbée, la tête invisible, décentrée, détachée soigneusement du corps qui a pris... la tête. Dans tous les sens du terme. Cependant, là où piéger la soeur est magistral et donne toute leur profondeur aux deux personnages, piéger la caméra semble être un pari plus risqué.
Les plans suivent Brandon comme une ombre trop pesante, et cela ôte un souffle, un mouvement qui manquent au film. Le piège est trop bien fait. A force de se resserrer autour de Brandon, le réalisateur y a laissé ses doigts. Ou plutôt, une légèreté qui puisse emporter les scènes au-delà d'elles-mêmes et en faire plus qu'une succession de tableaux indéniablement beaux, pris dans leur individualité, mais qui manquent de cinéma. On ne reprochera pas la lenteur, mais plutôt une atonie qui aplanit tout. Bien sûr, c'est celle de Brandon. Il a gagné au jeu du piège: même la caméra ne parvient pas à lui échapper. Et c'est un peu dommage.

Que reste-t-il de Fassbender?

Alors Brandon a-t-il réussi son coup jusqu'au bout? Fassbender courbe certes l'échine, mais se rend-il totalement à son personnage? Est-il piégé par cet addict, ou parvient-il à conserver sa liberté d'acteur derrière le masque?
Fassbender s'efface, devient Brandon, évidemment. Mais se laisse-t-il dompter? Peut-être pas. Peut-être pas, dans le sens où il transcende ce fardeau qu'est l'addiction de Brandon, ne se laisse pas empeser par cette morbidité omniprésente. Il sauve le film du piège, même si, pour jouer, il n'a aucun jeu-espace. Sa présence glisse entre les angles impardonnables de la caméra, absolument sans pitié, qui torturent son corps de l'extérieur tandis que Brandon le torture de l'intérieur - enchaîné à l'orgasme, celui-ci devient un réflexe spasmatique qui resserre le noeud de l'addiction autour de son cou, un peu plus à chaque fois...
Alors on cherche les respirations, les moments infimes où Fassbender brille derrière cette brume existentielle. Peut-être y en a-t-il un dans ce baiser fou, derrière une porte, avec la femme qu'il n'a pas osé embrasser la veille à la sortie du restaurant. Là, ce n'est plus l'addiction qui parle et, l'epace de quelques secondes, tout s'allège, tout s'emporte, le vent du désir véritable souffle fort sur ces deux êtres qui rient de leur transgression enfantine. Le spectateur est invité à partager ce répit trop bref où Fassbender explose: comme une supernova, c'est pendant la mort que sa beauté est à son comble. Le piège se referme bien vite en effet et coupe toute la force déployée par l'acteur. Le lion doit retourner dans sa cage. Brandon-addict reprend le dessus et leste cette puissance de la tristesse qui hante inlassablement le film. 

Shame est un piège auquel on se laisse prendre malgré soi: l'image séduit mais a l'effet d'un couperet qui sévit absolument partout. L'esthétique est noble, on sent que la relation entre Fassbender et McQueen est d'une richesse créative incommensurable et l'on espère que cette collaboration portera bien d'autres fruits. Le sujet est juste, bien choisi, bien délimité, les personnages sont beaux, complexes et humains. Mais au jeu de l'enfermement, le film a fini par égarer les clés du souffle de sa vie et s'est piégé lui-même aux portes du cinéma.

1 commentaire:

  1. c'est grave bien comme critique!
    Sérieusement, j'aime beaucoup. Je ne sais pas si j'irai voir le film parce que ma sensibilité risquerait de ne pas tenir mais j'aime beaucoup ce que tu en dis.

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